Société : servitude volontaire des hommes contemporains, la face d’ombre de la société hypermoderne
- Manon Dubernard Fernandez
- 13 mars 2023
- 6 min de lecture
Si La Boétie défend son Discours de la servitude volontaire en 1548, le présent hypermoderne que nous connaissons en est un exemple actuel. C’est à cette société liquide, obsessionnelle, cette société de l’hubris et de tous les excès que nous, hommes et femmes modernes, nous assujettissons volontiers.

Dans un passé proche, lorsque les humains imaginaient le 21ème siècle, ils pensaient au progrès de l’économie, de la technologie et à des avancées sociales au service d’une société meilleure. Il semble que l’utopie qu’ils touchaient du bout du doigt se soit aujourd’hui transformée en une dystopie version real life. Si le mot « servitude » doit son origine au mot « serf », celui qui était la propriété d’un autre, alors les Hommes sont aujourd’hui soumis à la boucle infernale du capitalisme et des nouveautés sans cesse florissantes auxquelles ils sont en réalité le principal moteur. L’individu moderne n’a jamais été autant épris d’un désir absolu de liberté qu’aujourd’hui, et pourtant il est le principal acteur de sa propre servitude. On pourrait penser qu’après toutes les révoltes pour être un homme ou une femme libre, on ne verrait plus personne se mettre volontairement en servitude. Mais le paradoxe semble persister, sous d’autres formes. C’est le Discours de la servitude volontaire de La Boétie remis au goût du jour. Aujourd’hui, la démocratie constitue le régime de la liberté. Les hommes ne sont pourtant pas toujours libres en démocratie, bien qu’il n’y ait plus de « tyran ». De quelle façon les individus vont-ils se soumettre dans un régime qui garantit leurs libertés ?
D’abord, parlons du fléau de notre siècle : le numérique et les réseaux sociaux. Car en réalité, tout part de là. La multiplication et le recours sans cesse plus important aux écrans ont des effets néfastes pour les millions d’utilisateurs : ceux-ci participent à la détérioration éclair de leurs rapports d’humains à humains. Symptomatique d’une tendance qui vise à diminuer les interactions sociales au profit de la communication par écrans, on ne communique plus. Nous vivons dans un monde de bruit et de fureur. Un monde de rumeur, de buzz et de clash, renforcé par le culte de l’éphémère qui enlève la responsabilité des mots. Jamais l'humanité n'a autant pris la parole. Tout le monde s’exprime, mais est ce qu’on s’écoute ? On l'éprouve chaque jour au travail, dans la rue, dans les assemblées, et bien sûr dans les médias, sur les réseaux sociaux. Aujourd'hui, chacun donne son opinion, de manière affirmée, ou pour les plus couards sous un anonymat dévastateur. On parle de plus en plus, on se parle de moins en moins. Bienvenue dans l’hyper modernité. L'autre n'existe plus : il s'agit d'émettre à tout prix. On réduit la parole à l'éloquence, à la performance, puis à l'impact. Pour preuve : la prise de parole en public - ou la prise de public en paroles. Par définition, une discussion nécessite l’oralité de plusieurs personnes avec qui l’on converse, à qui l’on répond. Mais désormais, l'autre est réduit à la cible à atteindre, à captiver à tout prix : un pur objet. Narcisse 2. 0. Le récit dégénère en storytelling, la poésie en slogan, l'éloquence en punchline, le dialogue en campagne, et le débat en clash. On n’écoute plus les autre parler, on s’écoute briller. C’est l'asservissement à la connexion au détriment du lien. C’est le propre de notre société à l'individualisme acharné et aux velléités toujours plus fortes d’être au mieux de sa forme, de ses compétences intellectuelles, professionnelles… une compétition permanente de tous contre tous, un remake du Léviathan Hobbesien. La question qui revient comme un boomerang dans l’esprit des Hommes modernes : est-ce que je suis capable de le faire ? Cette obsession du toujours plus, du toujours mieux est caractéristique de la société ultra-compétitive à laquelle nous acquiesçons volontiers. L’objectif performance est dans toutes les bouches, et jamais il n’y a eu plus de cas de dépression, de burn-out ou même d’hyperactivité. A la suite de cela vient la société de la fatigue, pathologie qui découle de l’obsession collective pour la performance. Les Hommes, sujets s'auto-exploitant, sont saisis par une grande fatigue ; ils se mettent à ressentir lassitude et épuisement d’eux-mêmes.
A la société de la compétition s’ajoute un présent sous surveillance, exigeant la transparence. Les objets connectés dont chaque citoyen est équipé sont les objets contemporains de la servitude volontaire. Les hypermodernes consentent à livrer au gouvernement leur vie privée. Les téléphones portables ne sont-ils pas les yeux du gouvernement ? C’est Little Brother qui nous épie à travers les caméras, les micros des mobiles… les petites caméras dont nous sommes tous équipés font de chacun d’entre nous une sorte de mini-ministre de l’Intérieur. Ce sont les prisons sans barreaux de la servitude volontaire. Ici, c’est en réalité ce qui est vécu par les Hommes comme condition sine qua non de leur liberté qui est justement l’objet de leur servitude ! Ce qui apparaît comme une libération n’est en vérité que le voile d’une nouvelle servitude pour l’individu contemporain. Ce sont les moments où l'on décide de s'affranchir de la tutelle du pouvoir qui sont précisément les moments où on s'y soumet. Le téléphone portable est le véritable œil de Vichy qui fouille dans notre liberté. Sommes-nous véritablement libres dans un régime qui, au nom de la liberté, sacrifie la vie privée ? Nous le savons, pourtant nous continuons, nous adhérons, nous consentons. C’est bien le problème de la liberté une fois qu’elle est acquise : la liberté elle-même devient liberticide ! La liberté se retourne contre elle-même. C’est Dieudonné qui s’exprime au nom de la liberté d’expression pour censurer toutes les opinions contraires à la sienne. Les hommes s’assujettissent aux nouvelles technologies qui recomposent le monde selon de nouvelles logiques. Auto-obligation de transparence permanente, voilà un nouveau trait de notre présent hypermoderne : la société d’exposition, de l’intime. Cette tyrannie de la visibilité a pris le pas sur les individus, forcés de tout faire apparaître de leur vie, réseaux sociaux en grands intermédiaires. Seul compte ce qui s’affiche sur l’écran et capte l’attention. Je suis vu, donc je suis. L’individu est tellement enfermé dans son narcissisme qu’il ne peut plus rencontrer l’autre sans se voir au centre de tout. L’Homme hypermoderne, c’est « ce Romain qui voulait que sa maison fût construite de manière qu’on vît tout ce qui s’y faisait » décrié par Jean-Jacques Rousseau. Si le désir de transparence ne date pas d’hier, celui-ci est aujourd’hui exacerbé, poussé à son paroxysme. Les individus se livrent à cette surveillance permanente, devenant de réels détenus qui se croient, eux, en liberté, en s’y livrant volontairement par leur hyper-communication, à la fois victimes et coupables.
Mais ceux-ci se savent complices de cette transparence muée en surveillance et n’en ignorent plus les grands enjeux. C’est devenu l’habitude pour eux, qui sont contemporains de cette révolution numérique. Ils consentent à cette servitude à la compétitivité, à l’instantanéité, à la disponibilité permanente qui les prive finalement de leur paisible liberté. Nous pourrions aussi parler du diktat de la mode auquel les hommes se conforment sans grogner. Ils s’asservissent à la société de consommation et aux lois du marché. Le désir toujours plus fort d’acquérir pour briller, faute de publicité omniprésente.
La société dans laquelle nous vivons est également malade du temps. Le culte de l’urgence s’échappe de toutes les bouches. « Pas le temps ! » Si le temps ne s’écoule plus, alors maintenant il s’accélère. Ce temps qui nous échappe sans cesse et dont le manque nous obsède ! Avec l’avènement de la communication instantanée et sous la dictature du « temps réel » qui régit l’économie, notre culture temporelle change radicalement. Le culte de l’urgence a envahi nos vies : il nous faut toujours réagir « dans l’instant ». Le règne du temps court remplace celui du temps long. Parfaits exemples : les décisions politiques, où les gouvernants préfèrent les solutions bousculées et court-termistes à la sûreté du long terme. Dans une société fonctionnant sur l’unique registre de la réactivité et de la compétitivité se dessine ainsi le visage d’un nouveau type d’individu ; flexible, pressé, asservi aux exigences de l’instant. La société hypermoderne, c’est la dictature du réel, le règne de l’urgence… Trône le succès des émissions de télévision fondées sur ces concepts. Au célèbre feuilleton « Urgences» s'ajoute désormais la série «24 heures chrono» qui se déroule en temps réel, vingt-quatre heures chrono pour vingt-quatre épisodes haletants, dans lesquels le temps est le seul maître à bord. L’homme hypermoderne est un homme à flux tendus. Homme-pressé, Homme-présent, Homme-instant. Du temps long au temps court, entre un passé dissous et un futur effacé.
C’est le « cybermonde ». Paul Virilio avait compris à quel point les technologies allaient bouleverser notre monde et notre rapport au temps.
Tant de modalités d’endormissement, ombres des sociétés contemporaines, qui engendrent la servitude volontaire des individus hypermodernes. Autant réclamer librement de porter des chaines aux pieds ! Ce n’est pas parce que l'on s'est habitué à ce que notre liberté soit bridée que l'on a raison de continuer à l’asservir de nous-mêmes.
« Soyez résolus à ne plus obéir et vous serez libres » affirmait Etienne de la Boétie. Bien qu’il écrive son discours il y a 450 ans, celui-ci reste – étonnement – parfaitement dans l’air du temps. Car finalement, la société, la technologie, les connaissances dans certains domaines ont incroyablement évolué mais le fondement même de la société n’a pas changé. Les progrès technologiques sont autant de moyens d’asservissement des hommes, qu’ils acceptent. La servitude volontaire est aujourd’hui toujours d’actualité. Mais, si la servitude est volontaire, les hommes ne peuvent-ils pas choisir d’en sortir ? Le pouvoir ne peut réprimer que des opprimés consentants. Il ne faut pas oublier que les hommes sont fondamentalement libres, libres d’adhérer, ou de sortir de leur servitude.
Hommes modernes, unissez-vous !
Manon Dubernard Fernandez



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